Kant: Briefwechsel, Brief 721, Von [Sylvestre Chauvelot]. |
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Von [Sylvestre Chauvelot]. | |||||||
A Brunswick, le 18 9bre. 1796 | |||||||
Monsieur, | |||||||
Raisonnons un moment, vous et moi, en philosophes; en philosophes | |||||||
amis de la raison, de la sagesse, de la moralité, de la vraie | |||||||
perfectibilité de l'homme, etc. et par cela mème, de tout ce qui | |||||||
peut tendre au bonheur de nos semblables. | |||||||
j'ai lieu de croire par la douceur et l'intégrité de vos moeurs, | |||||||
par la pureté en conséquence de vos intentions, par votre modestie, | |||||||
et par tant d'autres rares qualités que vous joignez à la profondeur | |||||||
de vos connoissances, que la proposition que j'ose vous faire est | |||||||
tout-à-fait analogue à la disposition habituelle de votre belle ame, | |||||||
et qu'ainsi les Observations que je vais avoir l'honneur de vous | |||||||
communiquer, ne pourront en aucune sorte vous déplaire. | |||||||
Laissant à part les vérités de la Religion révélée, et n'examinant | |||||||
la chose que par les lumieres de la raison purement aidée d'une | |||||||
Métaphysique abstraite, je conviens, Monsieur, que dans vos écrits | |||||||
vous faites toucher au doigt et à l'oeil, non-seulement que jusqu'ici | |||||||
les Philosophes n'ont pu parvenir à démontrer avec cette espece de | |||||||
rigueur l'existence de Dieu, mais encore qu'elle est impossible | |||||||
prouver par cette Méthode. Et comme les Démonstrations métaphysiques | |||||||
sont ici l'unique genre de preuves que la majeure partie | |||||||
des Philosophes veuille admettre aujourd'hui; et que dans ce nouvel | |||||||
ordre de bataille, rien cette fois ne sauroit résister à vos armes: | |||||||
O Kant! vous triomphez pleinement de vos adversaires; le champ | |||||||
de bataille est à vous. | |||||||
Ce n'est pourtant pas qu'il fût absurde de dire avec un Auteur | |||||||
moderne,*) que la contemplation attentive du Monde est une instruction | |||||||
vive et sensible, une théologie populaire, la theologie des | |||||||
sens ou tous les hommes peuvent et doivent apprendre ce qu'il est | |||||||
de leur plus grand intéret de bien connoître; que c'est une agréable | |||||||
école où, sans recourir à ces abstractions dont peu d'hommes sont | |||||||
capables, on nous instruit par les yeux, et où la vérité s'offre à tous | |||||||
ceux qui, avec des intentions droites, veulent ouvrir les yeux au | |||||||
brillant spectacle que l'Univers nous présente; qu'enfin heureux est | |||||||
l'homme qui sait tirer cet usage de la contemplation de la Nature, | |||||||
et qui ne l'étudie que dans cette vûe. | |||||||
il est mème curieux d'observer avec le Docteur Keill,**) que de | |||||||
toutes les Sciences que nous acquérons par les lumieres de la Nature, | |||||||
il n'en est aucune qui, mieux que l'Astronomie, nous mene | |||||||
la connoissance d'un Etre souverain et tout parfait, qui nous fournisse | |||||||
des preuves mieux senties de son Existence, et qui mette dans | |||||||
un plus grand jour sa sagesse, sa bonté, et sa puissance infinie. Les | |||||||
Cieux, dit David, racontent la gloire de Dieu, et le firmament | |||||||
annonce l'ouvrage de ses mains: les Cieux annoncent | |||||||
sa justice, et toutes les Nations ont vu sa gloire. | |||||||
C'est dans un pareil ravissement que Cicéron fait un aveu de | |||||||
la meme sincérité, dans ce passage connu de tout le monde: Nihil | |||||||
potest esse tam apertum, tamque conspicuum, cùm coelum | |||||||
suspeximus , etc. il est certain en effet que rien n'est plus capable | |||||||
d'imprimer dans l'homme l'idée de la Divinité, qu'un si | |||||||
grand nombre de corps célestes, si vastes, si utiles, et si agréables | |||||||
à la vûe. leurs mouvemens et leurs periodes réglés semblent nous | |||||||
découvrir les perfections infinies d'un Etre qui les dirige, et qui regle | |||||||
avec la mème sagesse tous ces autres mouvemens qui dans les corps | |||||||
organisés se varient, se multiplient et s'exécutent infiniment plus | |||||||
prês de nous. Aussi est-il de la plus grande probabilité que si, ici | |||||||
bas, l'ordre moral repondoit à l'ordre physique de toute la Nature, | |||||||
on ne verroit pas un Athée. | |||||||
C'est par l'effet réitéré de ces sublimes spéculations, que, l'esprit | |||||||
irrésistiblement saisi de l'immensité de l'Univers - autant que de sa | |||||||
magnificence, Descartes et Newton ont jugé que le Monde tel qu'il | |||||||
est étoit une démonstration assez métaphysique de l'Existence d'un | |||||||
Etre nécessaire, et par conséquent de l'existence d'un Dieu | |||||||
Voici effectivement comme s'exprime Newton à la fin de ses | |||||||
Principes de la Philosophie naturelle: "Non, il n'est q'un | |||||||
Etre aussi puissant qu'intelligent, qui ait pu arranger d'une maniere | |||||||
si admirable le soleil, les planetes et les cometes. " Elegantissima | |||||||
haecce solis, planetarum et cometarum compages, non | |||||||
nisi consilio et dominio Entis intelligentis et potentis | |||||||
oriri potuit." il entreprend ensuite de donner aux hommes une | |||||||
idée de la Divinité, et dit à cette occasion les choses les plus neuves | |||||||
et les plus relevées. "Cet Etre infini, reprend-il, gouverne tout, | |||||||
comme le Seigneur de toutes choses. Sa puissance suprème s'étend | |||||||
non-seulement, sur des ètres matériels, mais sur des ètres pensans | |||||||
qui lui sont soumis; sur des ètres dont l'ame n'a pas des parties | |||||||
successives comme la durée, ni des parties co-existantes comme | |||||||
l'espace. Dieu est présent par-tout, non seulement virtuellement, | |||||||
mais substantiellement; car on ne peut agir ou l'on n'est pas. | |||||||
il est tout oeil, tout oreille, tout cerveau, tout bras, tout sensation, | |||||||
tout intelligence, et tout action: d'une faéon nullement humaine, | |||||||
encore moins corporelle, et entiérement inconnue. car de mème | |||||||
qu'un aveugle n'a pas d'idée des couleurs, ainsi nous n'avons point | |||||||
d'idée de la maniere dont l'Etre suprème sent et connoît toutes | |||||||
choses. il n'a point de corps ni de forme corporelle; ainsi il ne | |||||||
peut ètre ni vu, ni touché, ni entendu. nous avons des idées de | |||||||
ses attributs, mais nous n'en avons point de sa substance. Nous le | |||||||
connoissons seulement par ses propriétés et ses attributs, par | |||||||
la structure três-sage et três-excellente des choses, et par leurs | |||||||
causes finales; nous l'admirons à cause de ses perfections; nous le | |||||||
révérons et nous l'adorons à cause de son Empire: car un Dieu sans | |||||||
providence, sans empire, et sans causes finales, ne seroit autre chose | |||||||
que le Destin et la Nature." | |||||||
De mème, dans ses Méditations sur la connoissance de | |||||||
Dieu, Descartes met d'abord en avant, que tout homme raisonnable | |||||||
doit se représenter Dieu comme un Etre infini dans ses perfections, | |||||||
c'est-à-dire, comme un Etre infiniment indépendant, infiniment intelligent, | |||||||
infiniment puissant, infiniment vrai, et par conséquent | |||||||
aussi incapable de nous tromper que d'etre trompé, comme un | |||||||
Etre en un mot de qui tous les ètres co-existans ont reéu toutes | |||||||
les perfections qu'ils possedent. il regarde cette idée de Dieu comme | |||||||
innée, et il en tire la démonstration que bien des Métaphysiciens | |||||||
admettent, et qu'ils nomment la démonstration de Dieu par | |||||||
l'idée. | |||||||
Descartes en propose néanmoins une autre dans la suite de ses | |||||||
Méditations: c'est celle de la cause par l'effet. "il est impossible, | |||||||
dit-il, qu'un ètre imparfait ait été lui-mème son créateur; | |||||||
il ne seroit pas créé avec ses imperfections; et puisqu'il ne manque | |||||||
pas sur la terre d'ètres de cette espece, peut-on s'empècher de reconnoître | |||||||
un Dieu infiniment parfait de qui ils aient reéu l'existence, | |||||||
et qui puisse à chaque instant les faire rentrer dans le néant d'o | |||||||
sa main toute-puissante les a tirés?" | |||||||
On ne sauroit mème absolument récuser, que, si les preuves | |||||||
de l'existence de Dieu, fondées sur le dessein, ou plutôt sur les | |||||||
desseins variés à l'infini, qui éclatent dans les plus vastes comme | |||||||
dans les plus petites-parties de l'Univers, sont aujourd'hui aussi | |||||||
peu péremptoires: c'est qu'à force d'ètre sensible,*) pour me servir | |||||||
de l'expression de Voltaire à ce sujet, ce genre de démonstration | |||||||
est devenu, pour ainsi dire, un objet de mépris pour quelques Philosophes | |||||||
qui, du moment que les Athées commencerent à combattre | |||||||
l'existence de Dieu par des raisonnemens métaphysiques, jugeant la | |||||||
lutte trop inégale, ou plutôt par l'effet d'un amour-propre plus bless | |||||||
encore que mal entendu, s'imaginant qu'il y alloit de leur honneur | |||||||
de repouser les attaques de leurs adversaires par des argumens du | |||||||
mème genre, abandonnerent en conséquence les preuves les plus | |||||||
simples pour s'épuiser à leur substituer d'autres preuves plus subtiles, | |||||||
et beaucoup trop transcendantes pour ètre à la portée du | |||||||
vulgaire. En cela ils ne firent, à la vérité, autre chose que ce que | |||||||
les Savans font communément dans toutes sortes de sciences: mais | |||||||
leur plus grande faute, c'est qu'ils laisserent dégénérer leurs débats | |||||||
en disputes de mots, où ils eurent la mal-adresse de prèter sans | |||||||
remede le flanc à leurs adversaires. | |||||||
Quoiqu'il en soit, Monsieur, aprês avoir démontré avec autant | |||||||
d'évidence, qu'il est impossible de prouver par la Métaphysique la | |||||||
plus abstraite, qu'il existe un Dieu; vous ètes bien loin de prouver | |||||||
encore métaphysiquement que Dieu n 'existe point: car pour | |||||||
arriver là, il faudroit préalablement avoir démontré qu'il est impossible | |||||||
qu'un tel Etre existe. Or, c'est précisément ce que les | |||||||
Philosophes depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nous, n'ont pas | |||||||
été en etat de prouver, et ce qui ne peut certainement manquer | |||||||
d'échapper aussi à votre sagacité. | |||||||
En conséquence, vous auriez du démontrer cette derniere proposition | |||||||
avec autant de succês que la premiere, avant que d'en | |||||||
venir à présumer, que, vu la rapidité de l'universalité avec lesquelles | |||||||
semblent actuellement se propager les Lumieres et la Raison; la Sociét | |||||||
s'achemine à grands pas à pouvoir subsister sans (Culte; et ainsi l'Individu, | |||||||
à effacer impunément en lui jusqu'à la moindre idée de Religion. | |||||||
Supposons meme un instant qu'il soit impossible qu'il existe | |||||||
un Dieu: je ne vois pas ce que vous substitueriez avec avantage | |||||||
aux opinions religieuses, pour unir fraternellement les hommes entr'eux | |||||||
et les faire concourir de toute part à leur bonheur mutuel. | |||||||
Concevrez-vous jamais deux mobiles politiques plus sûrs et | |||||||
la fois plus simples, que d'encourager au bien par l'appât d'une | |||||||
récompense infiniment au-dessus des jouissances passageres de ce | |||||||
monde, et de retenir la pente au mal, par la crainte d'un châtiment | |||||||
éternel et en outre d'une rigueur proportionnée au délit? | |||||||
Car vous ne sauriez vous dissimuler que par l'effet de sa | |||||||
propre constitution, ou, ce qui est le mème, par l'effet à jamais | |||||||
inamovible d'une cause physique, l'homme naît avec mille passions, | |||||||
qui, quoique plus ou moins vives dans un individu que dans l'autre, | |||||||
n'en travaillent pas moins sourdement de toute part à fonder | |||||||
l'Egoïsme, à isoler par-là des intérèts de la société les intérèts de | |||||||
l'individu, et à faire ainsi contracter à celui-ci ces diverses habitudes | |||||||
si diamétralement opposées au bonheur d'autrui, que l'on nomme vices. | |||||||
D'ailleurs la Question qu'on a si souvent agitée: Si une societ | |||||||
d'Athées pourroit long-tems subsister? cette question, dis-je, | |||||||
se trouve résolue par le fait; puisque l'histoire universelle ne nous | |||||||
fournit l'exemple d'aucune société organisée, qui ait pu se soutenir | |||||||
sans avoir l'idée de quelque Puissance invisible, à qui elle donnât | |||||||
des marques de soumission et de respect: et dans quelque genre que | |||||||
ce soit, tout ce qui, sur de pures hypotheses, osera condamner l'expérience | |||||||
de tous les âges, ne sera jamais qu'un système trompeur. *) | |||||||
A supposer encore un peuple d'Athées, la cupidité flattée, c'est | |||||||
à-dire, l'intérèt; oui, le vil intérèt *) seroit sans contredit le mobile | |||||||
politique le plus puissant, pour réunir ensemble de tels individus | |||||||
et les maintenir dans cette nouvelle espece de société. Or, un | |||||||
système qui concentreroit ainsi toutes les passions dans la bassesse | |||||||
de l'intérèt personnel, pourroit-il manquer de détruire la Morale, et | |||||||
faire autrement que produire une guerre de Tous contre Tous, de | |||||||
l'individu contre la société, et de la société contre l'individu? | |||||||
Tous les Législateurs ont reconnu que la Religion est d'une | |||||||
nécessité indispensable pour le maintien de la société. ils ont vu | |||||||
que les Lois ne peuvent punir qu'un petit nombre de crimes; qu'il | |||||||
seroit imprudent, qu'il seroit mème impossible en grande partie, de | |||||||
soumettre tous les vices à leur jurisdiction; que la Législation se | |||||||
trouve dans l'impuissance de proposer à l'homme des motifs | |||||||
suffisans pour le déterminer à ètre constamment vertueux. ils se | |||||||
sont apperéus que le pouvoir des principes religieux surpasse tout | |||||||
autre pouvoir; que pour faire agréer et respecter des lois, il faut | |||||||
leur imprimer un caractere sacré; enfin, qu'on est maître de tous | |||||||
les esprits, dês qu'on est parvenu à se faire regarder comme l'organe | |||||||
ou comme l'interprete de la Divinité. la Religion fut donc toujours | |||||||
étroitement liée avec la Législation. il est vrai que quelques Esprits | |||||||
superficiels en ont conclu que la premiere de toutes les religions | |||||||
ne fut qu'une invention politique: *) c'est un mauvais raisonnement | |||||||
qui suppose, comme l'observe Holland,**) que celui qui tire parti | |||||||
d'une opinion généralement reéue, est l'inventeur de cette opinion. | |||||||
Sur quelle base reposera donc désormais votre édifice Social? | |||||||
Quelle idee systématique ou plutôt quelle Morale servira de gluten | |||||||
pour en affermir et lier ensemble les matériaux? | |||||||
Vous fondez vos espérances sur la Perfectibilité de l'homme, | |||||||
sur le progrês et le développement universel des lumieres qui | |||||||
s'avancent à grands pas, et dont l'effet d'aprês votre calcul, doit | |||||||
entraîner un jour jusqu'à la suppression des Lois. | |||||||
Ainsi, Monsieur, en vertu de la latitude de cette Perfectibilit | |||||||
qui vous semble devoir opérer un jour un tel prodige, vous supposeriez | |||||||
déja que les hommes s'acheminent généralement et touchent | |||||||
ainsi plus que jamais, plus que dans les beaux jours d'Athenes et | |||||||
de Rome, à ètre tous bons, vertueux, sinceres, désintéressés, etc. | |||||||
En un mot, qu'ils sont, à proprement dire, sur la voie de fraterniser | |||||||
tous ensemble, de quelque Nation ou de quelque climat qu'ils | |||||||
puissent ètre. Ah! Kant! Kant! cette fois vous tombez dans une | |||||||
grossiere erreur. | |||||||
Cette idée est un Rève, et ce Rève est celui du bon Abbé de | |||||||
Saint-Pierre, qui, dans son système de la paix universelle, vouloit | |||||||
ainsi faire fraterniser entr'eux tout les Souverains et tous le Peuples. | |||||||
Ah! pour que tous les hommes, Princes ou Sujets, ou tous les individus | |||||||
mème supposés dans une parfaite égalité, parvinssent à vivre | |||||||
en freres; ne faudroit-il pas au préalable que l'audace, la cupidité, | |||||||
la violence, les rapines, l'astuce, l'avarice, l'empire, l'exigence, etc. | |||||||
des uns, cessassent de contraster avec la lâcheté, la nonchalance, la | |||||||
foiblesse, la bonne foi, la crédule simplicité, la prodigalité, la stupeur, | |||||||
ou la bassesse des autres? ne faudroit-il pas, a proprement parler, | |||||||
changer la nature du coeur humain? or, changer de mème le coeur | |||||||
du Lion, du Tigre, du Léopard, du Loup, etc. et vous ferez de ces | |||||||
cruels animaux autant de paisibles et fraternels habitans de leur | |||||||
forèts. | |||||||
Platon, qui naquit 426 ans avant J. C., connoissoit si parfaitement | |||||||
la corruption générale des hommes, qu'il osa assurer dans le | |||||||
2e Livre de sa République; que si un homme souverainement | |||||||
juste venoit sur la terre, il trouveroit tant d'opposition dans le | |||||||
monde, qu'il seroit mis en prison, bafoué, fouetté, et enfin crucifi | |||||||
par ceux qui étant pleins d'injustice passeroient cependant pour | |||||||
justes. | |||||||
Le genre de vos profondes connoissances, et votre dernier paradoxe | |||||||
sur-tout, prouvent invinciblement que vous avez beaucoup plus | |||||||
commercé avec les morts qu'avec les vivans. Sans doute aussi | |||||||
que la candeur de votre ame et la pureté de votre coeur vous | |||||||
auront fait imaginer que tous les hommes partagent ou sont du | |||||||
moins susceptibles de partager vos vertus. | |||||||
Analysons cependant la perfectibilité de l'homme, et essayons | |||||||
par ce moyen de fixer le sens d'une expression si chérie de tous | |||||||
nos prétendus philantropes, qu'ils la proferent sans cesse, mème sans | |||||||
l'entendre. | |||||||
Perfectibilité ne peut et ne doit signifier autre chose que | |||||||
tendance à la perfection: et comme l'homme peut tendre à tout | |||||||
instant à devenir meilleur qu'il n'est; c'est en cela mème qu'il est | |||||||
perfectible. mais de ce que tout homme a la faculté de tendre | |||||||
jusqu'à un certain point au bien, suit-il de-là que chaque individu | |||||||
ait la volonté constante de le faire? s'ensuit-il, à plus forte raison, | |||||||
que tous les hommes ensemble puissent jamais ètre un seul jour, | |||||||
une seule minute mème, les meilleurs possibles? non vraiment; | |||||||
puisque le moindre choc des passions, qui sont et qui seront toujours | |||||||
en mouvement chez les humains, celui sur-tout de l'Egoïsme | |||||||
et de son tendre fruit le vil intérèt, communiqueront pour | |||||||
l'ordinaire à chaque individu une force active, plus décisive et plus | |||||||
constante que sa tendance à la vertu. | |||||||
L'Abbé de Saint-pierre et vous, Monsieur, vous avez donc | |||||||
voyagé dans le pays des Chimeres, en vous figurant tout deux, ou | |||||||
par pure bonté d'ame, ou pour avoir trop peu approfondi le coeur | |||||||
humain, que la paix pouvoit un jour régner universellement sur la | |||||||
terre; l'un, à cet effet ne voulant désarmer que les Souverains ou | |||||||
les Nations; l'autre, tous les individus de notre Espece. *) | |||||||
En un mot, ce qui ruine de fond en comble votre paradoxe | |||||||
de la Perfectibilité indéfinie de l'homme; c'est 1 S. que | |||||||
l'homme n'est pas plus maître de se donner une nouvelle nature | |||||||
qu'il ne l'a été de se donner lui-mème l'existence. 2 S. que, pour | |||||||
se développer à un certain point dans l'individu, la perfectibilit | |||||||
demande cette constance d'attention et cette multiplicité d'efforts, | |||||||
que vulgairement nous qualifions ensemble - d'heroïsme: 3 S. que | |||||||
l'histoire de chaque peuple et de chaque Siecle ayant ses héros | |||||||
comme ses Monstres, prouve invinciblement par-là qu'il est impossible | |||||||
qu'un beau jour tout le Genre humain s'éleve de concert à la vertu, | |||||||
et puisse ainsi former une société unique et vraiment fraternelle: | |||||||
4 S. que le grand vice de la logique de la plûpart des philantropes | |||||||
est de considérer gratuitement dans leurs raisonnemens à perte de | |||||||
vue l'homme tel qu'il devroit ètre, et non tel qu'il est par le fait, | |||||||
c'est-à-dire, tel qu'il est actuellement, tel qu'il a été dans les tems | |||||||
qui nous ont précédés, et, par une induction incontestable, tel qu'il | |||||||
sera toujours. | |||||||
Votre paradoxe, Monsieur, ne peut donc ètre d'aucun danger | |||||||
pour ces Gens d'une saine logique, qui n'admettant rien sans l'avoir | |||||||
examiné mûrement, prendront probablement la peine de le méditer. | |||||||
mais frémissez, oui frémissez de son effet sur tant d'Esprits faux, | |||||||
sur tant de tètes superficielles, sur tant de gens mème qui n'ont ni | |||||||
le tems ni le plus souvent la faculté de raisonner, et dont le nombre | |||||||
est effrayant. Sur votre réputation d'infaillibilité dans les matieres | |||||||
abstraites, ou plutôt, par le prestige du renouvellement de ce Cri | |||||||
d'extase " Magister dixit ", tout ce monde vous croyant sur parole, | |||||||
adopte sans examen vos vérités comme vos erreurs. Et en effet, | |||||||
comme un nouvel Aristote, déja vous dirigez l'opinion; mais si vous avez | |||||||
en ce moment autant de prosélytes, c'est moins, j'ose vous le dire, | |||||||
par la force et l'empire de la persuasion (puisque três-peu sont en | |||||||
état de vous comprendre), que par l'abus qu'on s'empresse de faire | |||||||
de votre Doctrine, pour autoriser un relâchement de moeurs que | |||||||
quelques-unes de vos Maximes favorisent "sans que vous paroissiez | |||||||
vous en douter. | |||||||
Déja des jouvenceaux à peine sortis de la coque, des imberbes | |||||||
quittant tout fraîchement les bancs de leurs Colleges ou Universités, | |||||||
des demi-Erudits de toute espece, des Instituteurs mème tant publics | |||||||
que privés, des Ministres, oui, des Ministres du Culte, paroissent | |||||||
engoués de votre Système; et de ces derniers, il s'en est vu d'assez | |||||||
imprudens, quoi! dis-je, d'assez immoraux pour abuser de votre | |||||||
prétendue perfectibilité dans la Chaire de vérité. Ah! si la probité, | |||||||
si la bonne foi, si la sincérité pouvoient s'allier chez eux avec leurs | |||||||
principes; ne devroient-ils pas se demettre d'un Etat dont ils ont | |||||||
tout-à-fait abjuré l'esprit et les devoirs, plutot que de débiter aussi | |||||||
ouvertement une Morale diamétralement opposée à celle dont ils ont | |||||||
pris l'engagement solemnel de professer et maintenir la pureté? *) | |||||||
je serois tenté de leur préférer ce Médecin qui, soit par impéritie, | |||||||
soit pour se croire trop supérieur à son art, tue avec une tranquillit | |||||||
égale a sa sécurité, l'innocente victime qui avoit mis toute | |||||||
sa confiance en lui. | |||||||
O Kant! pour finir en deux mots par le parallele du Maître | |||||||
et des Disciples: c'est que vos moeurs furent toujours simples et | |||||||
intactes, que votre vertu mème fut toujours austere; tandis que sous | |||||||
pretexte de se ranger sous votre doctrine, ou, pour parler à mots | |||||||
découverts, par un abus prémédité de vos principes, la plûpart de | |||||||
vos Coryphées professent et débitent avec jactance les maximes les | |||||||
plus immorales, et par conséquent les plus funestes aux liens de la | |||||||
Société. | |||||||
Encore un coup, Monsieur, votre coeur est trop droit, et vos | |||||||
intentions sont trop pures, pour ne pas prendre en consideration | |||||||
les Observations dont, comme ami autant que vous, de l'ordre et | |||||||
de la paix sociale, je me suis cru obligé de vous faire part. | |||||||
je suis avec la plus haute considération, | |||||||
Monsieur, | |||||||
Votre três-humble | |||||||
et três-obéissant | |||||||
Serviteur | |||||||
l'Auteur du Livre des vérités. | |||||||
P. S. je sais trop bien vous apprécier, Monsieur, pour ne pas | |||||||
etre persuadé, que vu cette nuée de Raisonneurs sans moeurs comme | |||||||
sans principes, qui, par le plus perfide abus de votre Système, et | |||||||
pires en cela que ces insectes dévorans qui chatierent autrefois | |||||||
l'Egypte, semblent actuellement menacer la Société de sa dissolution | |||||||
totale, vous ne sauriez désapprouver que je donne à cette Lettre | |||||||
une certaine publicité. | |||||||
*) Bertrand, dans son Essai sur l'usage des Montagnes. | |||||||
**) Préface de son ouvrage intitulé, introductio ad veram Astronomiam. | |||||||
*) Elémens de la philosophie de Newton, chap. I. | |||||||
*) Les idées de l'honnète, détachées du rapport qu'elles ont avec la volonté d'un Legislateur suprème, Auteur de notre existence, Protecteur du Genre humain et de la société, sont de belles chimeres, on tout ou moins des principes stériles, de pures spéculations, incapables de fournir les fondemens d'une bonne Morale et d'une vertu solide. "On prétend, dit le docteur Harris, dans ses Extraits des Sermons de la fondation de Boyle (a), qu'il n'est pas impossible qu'un Athée ne vive moralement bien. Mais il est visible que ses principes le menent à satisfaire ses inclinations vicieuses, lorsqu'il n'y a aucun danger à le faire. je concois que l'amour-propre suffira pour l'arrèter dans les occasions où il s'exposeroit à perdre la vie, ou dans lesquelles il ne pourroit se livrer à ses penchans sans se ruiner de réputation. Mais se retiendra-t-il quand il n'a rien craindre de ce côté-là? il est visible que suivant ses principes, il tirera le meilleur parti qu'il pourra de la vie. tout le mal qu'il pourra faire secrétement, quand il lui en reviendra un grand avantage, lui paroîtra tout-à-fait convenable. (a) Tom. II. pag. 5. [Seitenumbruch] s'imaginer qu'il puisse ètre capable de sentiment de probité, de droiture et de bonne foi, c'est vouloir en ètre la dupe. l'intérèt est sa grande regle et son unique mobile. il n'y a point d'obliquités qui lui coûtent, pour peu qu'elles lui soient avantageuses. "Le plus grand effort de vertu qu'on puisse attendre d'un homme semblable, ce sera de remplir les devoirs de la justice, à son corps défendant, et tant qu'il n'osera point faire de friponnerie. à cela prês, le principe d'honneur dont il se pare si fort, sera la chose du monde la plus variable, ou plutôt ce ne sera jamais qu'un vain nom, dont il amuse les gens pour gagner leur confiance, et pour les tromper avec plus de succês." De pareils Systêmes sont fort beaux dans la spéculation; mais je ne saurois trop insister sur ce que, de la maniere dont les hommes sont faits, il est absurde d'attendre d'eux qu'ils reglent leur conduite sur des maximes qui, sous ce point de vûe, ne leur sont nullement analogues. il leur faut promettre un dédommagement réel, si l'on veut qu'ils persistent à s'attacher à la Vertu, lorsqu'elle se voit malheureuse. On sait ce que Brutus, qui étoit de la Secte des Stoïciens, dit en mourant, pour désavouer ses principes: Malheureuse Vertu, que j'ai eté trompé à ton service! j'ai cru que tu étois un Etre réel, et je me suis attaché à toi sur ce pied-là; mais tu n'étois qu'un vain nom et un fantôme. | |||||||
*) Loin de pouvoir s'extirper du coeur humain, ce vice au contraire semble en quelque sorte y raviver ses racines naturelles et s'irriter par la résistance: [Seitenumbruch] la preuve n'en est malheureusement que trop frappante chez la plûpart de ceux qui, trop témérairement, ont fait par état le voeu solemnel de le domter. Les autres passions sont également pour nous, ce que sont les Modes essentiels pour le reste des Etres naturels: aussi ce Passage de St. Evremond est-il aussi plein de justesse que d'agrement. - "Le Monde est un rendez-vous de toutes les passions. Personne qui n'ait la sienne, qui n'en soit possédé, et qu'il ne suive directement ou indirectement. Si-bien qu'une assemblée de gens qu'on appelle sages, habiles, expérimentés, n'est qu'une assemblée de passions rafinées, un Peuple à la promenade est un Peuple de passions qui se divertit; les Armées d'hommes sont des Armées de passions, les passions se rendent visite les unes aux autres; la Cour, centre et réduit de toutes les passions les plus fines, les plus déliées, les plus dangereuses; les Palais, assemblée des passions les plus vives, les plus inexorables, et les plus sanglantes." | |||||||
*) Qu'on remonte aux tems les plus reculés, dont la tradition nous ait conservé le souvenir, l'on trouvera toujours le Genre humain imbu d'idées religeuses. les anciens monumens font mention des inventeurs des différentes especes de Culte, des arts et des sciences. jamais ils ne nous parlent de ceux qui, les premiers, ont établi l'existence de Dieu. | |||||||
**) Réflexions philosophiques sur le système de la Nature, Tom. I. | |||||||
*) Le bon Abbé de S. Pierre a remanié et maintes et maintes fois, et essay de tourner et retourner de bien des faéons son Système de la paix perpétuelle en Europe. Voici un Trait assez curieux, et peut-ètre ignoré de la plûpart de nos Philantropes, qui prouve combien la tète de cet homme fait pour vivre avec les intelligences celestes plutôt qu'avec les humains étoit purement exaltée. Au commencement de 1740, Fontenelle écrivit au Cardinal de Fleury,pour lui souhaiter une heureuse année. il le félicitoit de la paix qu'il avoit faite, et de celle qu'il avoit procurée entre les Chretiens et les Turcs; et il l'invitoit comme excellent Médecin des maladies des Nations, à calmer la fievre qui commenéoit à se montrer en Europe entre les Espagnols et les Anglois. le Cardinal lui répondit sur le mème ton de plaisanterie, par une Lettre fort obligeante; et dans cette Lettre il lui disoit, en raillant, qu'il faudroit que les princes prissent quelque dose de l'elixir du projet de paix perpétuelle de l'Europe de M. l'abbé de S. pierre, un des amis de Fontenelle. Ce dernier montra cet article à notre Abbé, qui, comprenant que peut-ètre le Cardinal auroit quelque envie de se servir de ce plan pour rendre la paix durable en Europe, si le plan étoit praticable, lui écrivit la Lettre suivante, en lui envoyant les cinq Articles fondamentaux pour l'établissement d'une diete générale des puissances de l'Europe. "je suis fort aise, Mgr., que vous m'ayez ordonné d'appliquer mon remede universel pour guérir la fievre de nos voisins, vous m'avez ainsi autorisé [Seitenumbruch] vous demander avec plus de raison, quel homme il y a en Europe qui puisse plus habilement que vous, faire l'application de ce remede universel. Voil pourquoi je prens la liberté, Mgr., de vous envoyer en cinq articles la composition de ce merveilleux remede, que les malades prendront volontiers de votre main, dês que vous l'aurez pris vous-mème par précaution, et il deviendra ainsi parfaitement à vous, puisque vous seul en pouvez faire l'application. Et tous les Etats de l'Europe vous remercieront de leur avoir ainsi indiqué un si bon remede et un si bon preservatif contre les maladies futures. je ne suis que l'Apoticaire de l'Europe' vous en ètes le Médecin: n'est ce pas au Médecin ordonner et à appliquer le remede?" Le Cardinal de Fleury fit à notre Abbé la réponse suivante, qui étoit écrite de sa main. -- "vous avez oublié' Mr, un article préliminaire pour base aux cinq que vous me proposez, c'est de commencer, avant de les mettre en pratique, d'envoyer une troupe de Missionnaires pour y préparer l'esprit et le coeur des princes contractans; en vous confirmant la dignité d'Apoticaire de toute l'Europe; de préparer des potions calmantes et adoucissantes pour tenir les humeurs liquides et les solides dans un juste équilibre." L'abbé de S. pierre répondit d'abord en peu de mots à cette lettre du Cardinal: --"j'admire votre bonté, Mgr. dans les six lignes que vous m'écrivez de votre main, et c'est cette mème bonté qui me donne la confiance d'y répondre. il s'agit, par rapport au Roi, de savoir si, tout bien pesé, il y a beaucoup à gagner pour lui et pour sa postérité à signer les cinq articles fondamentaux, et de les proposer à signer à ses voisins. pour s'en convaincre, il n'a pas besoin d'autre missionnaire que vous, Mgr., et pouvez-vous jamais lui exposer de plus grands motifs que les sept principaux avantages de la signature? - quelque tems aprês notre Abbé fit une autre réponse un peu plus ample, qui acheva de fatiguer le Cardinal, et mit fin par-là à cette délicieuse correspondance. | |||||||
*) Voici un Trait à peu-prês équivalent d'un nommé Meslier, Curé de la Province de Champagne, Athée in petto, mais de moeurs irréprochables. [Seitenumbruch] A sa Mort, arrivée en 1733, on trouva sur l'enveloppe de son Testament ces mots adressés à ses paroissiens; j'ai vu et reconnu les erreurs, les folies et les mechancetés des hommes; je les déteste; je n'ai osé le dire pendant ma vie: puisse ce Memoire écrit de ma main rendre témoignage à la vérité! On ouvrit le volumineux manuscrit, qui renfermoit une Critique de tous les dogmes qu'il avoit préchés, et dans lequel il entoit d'anéantir toute religion, mème celle de la Nature.- O Athées! à moins de soutenir encore la cause de la Duplicité, de quel mépris, de quelle ignominie ne couvrirez-vous pas les manes de celui qui (et il n'y a pas lieu de s'y tromper), par le mobile d'un sordide intérèt, professa publiquement toute sa vie d'autres sentimens que ceux qu'il avoit dans le coeur! | |||||||
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